C’est la conviction de notre auteur Philippe Verrièle et de Christophe Martin, le directeur de Micadanses, réseau de centres de créations et de formation en danse contemporaine à Paris, que la danse est un art « maltraité » et « minoré » (toujours associé à un autre, comme s’il ne pouvait se tenir tout seul) parce qu’il n’y a pas assez de livres qui en rendent compte. La chorégraphe et professeure Christine Gérard le résume bien dans ses mots : « La danse, ça s’efface à part quelques vidéos qui circulent ; mais un livre, ça reste ! » Aussi, un nouveau rendez-vous trois fois dans l’année pour mettre en valeur les publications sur la danse, « Editions du soir », a inauguré son programme le mardi 15 mars dans une grande salle de danse de l’association. Devant une trentaine de personnes, plusieurs auteurs d’ouvrages pratiques, analytiques ou très personnels ont expliqué leur motivation et leur méthode. Deux d’entre eux – qui ont été le sujet d’un numéro de la collection dirigée par Philippe Verrièle « L’Univers d’un chorégraphe » – ont rapporté l’expérience de se retrouver dans un livre, polyphonique alliant travail de plasticiens, critiques et analyses. « Je ne l’ai pas ouvert pendant quinze jours, témoignait Erika Zueneli (« L’intimité comme arène », n°5, 2020), trop intimidée puis je l’ai découvert et j’étais assez contente parce qu’il me révèle des choses sur moi dans le regard des autres ». Sylvain Groud (« Un ostéopathe du social », n°7, 2021), qui l’a donné à la place de sa carte de visite à un officiel passé au Centre chorégraphique national de Roubaix qu’il dirige, a expliqué à quel point il en était fier. » Ça bouscule les petits arrangements avec soi-même. Il faut réfléchir sur sa pratique et cela est très profond, on ouvre la boite de Pandore. Mon arrivée au CCN de Roubaix ou les pratiques de danse dans des zones de soin palliatif ne vont toujours pas de soi. Il faut encore s’expliquer, se justifier. Pour cela, le livre s’impose. «
Sylvain Groud. Un ostéopathe social
Certains chorégraphes travaillent non pas «!sur!» mais «!entre!»… Sylvain Groud aurait pu se satisfaire d’une carrière de danseur, puissant et virtuose, brillant jusque sur la scène du Palais Garnier où l’avait emmené Angelin Preljocaj. Mais, dès qu’il fonde sa compagnie, en 2002, il élabore de petites formes, légères et agiles pour aller à la rencontre, pour établir le contact. Depuis, il a créé People (2005), Héros ordinaire (2011) ou Dans mes bras (2018) et Between (2019), des projets participatifs, des rencontres avec des artistes… Il a ouvert les chambres des hôpitaux et, avec Adolescent (2019), celles des jeunes. Il a créé du lien. Entendre que ce qui préoccupe Sylvain Groud, aujourd’hui directeur du Centre Chorégraphique National / Ballet du Nord, ne tient pas forcément dans la mise en évidence de l’individu ou de la puissance du groupe, mais de cet espace singulier qu’il s’agit de respecter pour que quelque chose advienne et que tous tiennent ensemble.
Un directeur de scène nationale qui le faisait intervenir autant pour des actions avec le public qu’avec le personnel du théâtre résume l’action de Sylvain Groud!: «!Il remet de l’espace dans les relations bloquées!: c’est un véritable ostéopathe social.!» Voilà donc un champ singulier de la danse!: non plus le brio et la gloire du héros danseur, mais l’attention de celui qui ne travaille pas sur les corps, mais entre les être. Une autre façon de penser le rôle du chorégraphe qui mérite que l’on s’y penche.
Photographie de couverture : Frédéric Iovino
Erika Zueneli. L’intimité comme arène
Florentine installée entre la Belgique et la France, Erika Zueneli est éclectique. Formation classique en Italie, travail de psychomotricienne, découverte de la danse contemporaine avec Simona Bucci. En 1997, elle entame une recherche personnelle avec les solos Frêles Espérances et Ashes.
Mais, de Noon (2000) à Tant’amati (2013) en passant par Daybreak (2007), ses œuvres vont développer des univers familiers voire familiaux, une quotidienneté d’autant plus troublante que ces bulles de banalité rassurante sont le champ de ces mille tournois (c’est le titre d’une des pièces d’Erika Zueneli) par lesquels se construit ce que l’on appelle notre intimité. Amoureuse, familiale, identitaire : la chorégraphe explore toutes les formes de l’intimité, mais avec les moyens de la danse.
Pas question donc de mise en discours du soi, de l’affirmation verbale, mais une gestuelle de ce conflit entre soi-même et « les autres si proches ». La danse procède volontiers d’une agonistique assumée. Le concours de rock est frère de la battle du hip-hop autant que du grand pas de deux classiques, avec ses alternances de soli, coda et variation ; Le grand Balanchine en signa un chef-d’oeuvre, Agon (1957). Ainsi, renouant avec cette forte tendance, Erika Zueneli explore l’intime comme combat, celui qui permet d’exister au monde, d’affirmer : « Intimement, ainsi, je suis. »
Photographie de couverture : Thierry Thibaudeau