Lettres à Mina

Thuân

Roman
Traduction du vietnamien par Yves Bouillé

Ouvrage traduit avec le soutien du Centre national du livre (CNL).

Couverture : Alix Aymé, « L’attente », peinture à la laque (collection privée).

ISBN : 978-2-36013-597-4
© Riveneuve 2020
85, rue de Gergovie 75014 Paris
www.riveneuve.com

Paris, le 19 octobre 2017

Mina,

C’est la première fois que j’écris sur toi. De mon séjour en Russie soviétique, j’ai écrit sur Ludmila, sur notre chambre à toutes les trois, sur le balcon donnant sur la forêt de châtaigniers, sur notre petite cuisine, dont il fallait constamment allumer la lumière même en plein jour, sur la neige qui tombait incessamment pendant des semaines et sur tant d’autres choses que j’ai déjà oubliées… Mais sur toi, jamais. J’ai pour habitude de ranger le passé dans des tiroirs que j’ouvre de temps à autre, pour voir comment je pourrais l’utiliser. Aujourd’hui, le tiroir portant ton nom s’est ouvert en grand. Je te salue, ma chère amie !

À vrai dire, je devrais même t’appeler « grande sœur ». Lorsque j’ai débarqué du Vietnam, tu étais déjà en quatrième année, et tu avais un visage racorni ! Tes lèvres étaient pâles, tes joues saillantes, tes yeux minuscules, avec un début de pattes d’oies. Je t’ai adorée aussitôt. J’ai poussé ma valise dans la chambre, tu t’es levée, tu as éclaté de rire, tu as passé la main dans tes cheveux permanentés, tu as défroissé ta jupe qui t’arrivait au-dessus des genoux, tu as jeté ta cigarette et tu m’as demandé : « Ça va Th. ? » Tu prononçais parfaitement mon nom. Tu as dit : « Th., ce lit est à toi, ce bureau est à toi, cette étagère est à toi, ce côté du placard est à toi… » Tu as dit qu’il n’y aurait que nous deux dans cette chambre, car Ludmila n’y revenait que quand elle se faisait larguer par un mec. Tu avais dû me le répéter plusieurs fois avant que je comprenne. Nos niveaux de russe respectifs étaient comme le jour et la nuit. Parmi mes amies étrangères, tu as toujours été celle qui parlait le russe le plus rapidement, avec le plus d’esprit, le plus d’insolence, le plus de charme.

Lorsque j’écris ces mots, je suis allongée sur mon lit. L’automne frappe aux portes de Paris avec ses pluies interminables. La radio diffuse les dernières nouvelles des réfugiés du Moyen-Orient. On dit qu’il y a des Syriens, mais aussi tes compatriotes afghans, qui ont dû fuir la guerre comme dans les années quatre-vingt-dix. Serait-il possible que tu te trouves à Paris en ce moment, Mina ? Si c’est le cas, alors nous sommes toutes les deux sous ce même ciel détrempé, moi dans cette chambre sous les toits, et toi quelque part aux abords du périphérique, où les Parisiens ne s’arrêtent que pour jeter des ordures.

Je t’imagine, avec ton sac à main sur une épaule, ton sac de voyage sur l’autre, et ta clope au bec. Tu aurais l’air inquiet, avec ton visage ridé, tes vêtements froissés, comme toutes ces femmes assises à regarder tomber la pluie sous les tentes en plastique, mais il serait hors de question pour toi de porter le voile : tu t’y es toujours refusée. Je connais bien ton caractère. Ce jour où tu es revenue à notre chambre d’étudiantes, les joues pleines de bleus et de griffures, j’étais affolée. Mais d’un geste de la main, tu m’as fait comprendre que ça allait. Même si tes camarades afghans n’ont jamais daigné lever les yeux sur une fille disgracieuse mais intelligente comme toi, ils n’ont pas hésité un seul instant à te tabasser quand ils ont su que tu sortais avec un étudiant étranger. Peu leur importait de savoir d’où il venait. Il n’était pas afghan, alors ils t’ont passée à tabac. Tu m’as dit que tu ne capitulerais pas, que tu n’avais pas peur des coups, que tu continuerais de sortir avec lui. Pour toi, la religion n’était rien. Les lapidations, les mains tranchées, ça non plus, ce n’était rien. La charia, tu l’avais oubliée depuis longtemps. En t’écoutant, j’étais en admiration. Je te trouvais si courageuse d’oser faire front, seule face à tous ces mecs si grands et baraqués.

Tous les samedis soirs, j’allais dormir chez des amies afin de vous laisser la chambre à toi et à ton copain. Mes amies vietnamiennes disaient que j’étais stupide, que tu me menais par le bout du nez. Elles m’ont dit de me rebiffer et de te mettre à la porte. Mais elles n’avaient jamais partagé une chambre avec toi ! Elles ne savaient pas à quel point tu étais adorable, à quel point tes histoires étaient drôles, et surtout, à quel point tu cuisinais bien. Le dimanche midi, en revenant à notre chambre, je retrouvais la table couverte de plats copieux et odorants : pelmenis, pirochkis, goloubtsy, solianka, blinis… tout provenait de l’unique marché fermier – et hors de prix – de Pyatigorsk. Ton copain était assis là, en train de bâiller, et tu le regardais, complètement transie. Je m’empiffrais tant et plus en me demandant comment, en l’espace d’une seule nuit, il pouvait devenir aussi exsangue qu’une feuille morte. Pleine comme un œuf, j’allais lire sur le balcon, vous laissant à vos « occupations ». Après son départ, alors que le jour commençait à décliner et le vent à souffler sur les châtaigniers, tu t’approchais de moi en m’apportant un verre de thé au citron bien chaud et tu me demandais d’une voix suave : « Alors Th., ce livre, tu l’as fini ? » Tu étais une sacrée diablesse, Mina, tu m’as bien exploitée. Le livre que j’avais en mains, c’est toi qui l’avais ramené de la bibliothèque. J’avais pour tâche de le lire intégralement, le plus vite possible, puis de te le raconter et de t’en faire un résumé, afin que tu puisses décrocher l’un des rares « kharacho » de ta longue vie d’étudiante. Mais je ne me suis jamais plainte, je le faisais avec plaisir. Grâce à toi, j’ai connu tant d’auteurs formidables. Je me souviens du jour où je t’ai raconté ce passage, dans Un Américain bien tranquille, où le personnage principal confesse qu’être au lit avec une Vietnamienne lui donne l’impression d’avoir un moineau à ses côtés, car les Vietnamiennes piaillent toute la nuit. Tu étais pliée de rire. Tu as dit que tu irais charrier les Vietnamiennes de ta classe, en particulier une certaine Phuong, qui portait le même prénom que le personnage féminin du roman. « Des moineaux qui piaillent toute la nuit ! Vous êtes comme ça, vous ? » m’as-tu taquinée. Au lieu de rire, je me suis demandé comment j’allais bien pouvoir t’expliquer les passages concernant l’histoire de mon pays, car pour être honnête, je n’y comprenais pas grand-chose moi-même : les présidents Thiêu, Diêm, Hô Chi Minh, le général Giap, l’empereur Bao Dai, le groupe des Binh Xuyên, la secte des Hoà Hao, le quartier chinois de Cholon, la Chine, l’Union soviétique, l’Europe de l’Est, l’Europe de l’Ouest… L’histoire de mon pays est un sac de nœuds. Chaque spécialiste en a sa propre version. Je t’ai rendu le livre et me suis glissée sous la couverture avec Les Hauts de Hurlevent. Eh oui, quand on a dix-huit ans, Les Hauts de Hurlevent est le plus beau roman d’amour qui soit…

Paris, le 20 octobre 2017

Mina,

Ce matin, la presse annonce que la ville de Paris vient de démanteler le campement des réfugiés à la Porte de Saint-Ouen. On dit que le mois dernier, plus de cinq cents hommes, femmes et enfants ont été recensés. Aujourd’hui, quand la police est arrivée avec des bus pour les évacuer, ils n’étaient plus que cinquante. Tous déclarent venir de Syrie, mais la ville doit encore faire des recherches et mener son enquête – « C’est un travail de fourmi ». Les Parisiens se plaignent que les tentes entravent la circulation, gâchent le paysage et altèrent les conditions d’hygiène, d’autant qu’on y aurait détecté plusieurs cas de gale – « une maladie virulente et très contagieuse ». Au bas des articles, on peut lire bon nombre de commentaires enflammés : « Imaginez que la gale se propage dans les crèches de Paris ! », « Si la nouvelle se répand, Paris perdra un tiers de ses touristes cet été ! », « Si les Parisiennes commencent à se gratter un certain endroit de leur anatomie, bonjour l’élégance ! »…

Je me demande si tu fais partie de ceux qui sont montés dans les bus de la police ou de ceux qui ont fui la Porte de Saint-Ouen. Je voudrais aller faire un tour à la Porte la plus proche de chez moi, pour voir si tu t’y trouves. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. En plus de vingt ans, tu as sûrement changé. Tu as dû grossir et tu dois avoir de sacrées rides aux coins des yeux. Moi c’est pareil, j’ai recours aux crèmes depuis quelques années. Pourrions-nous nous croiser sans même nous reconnaître ? Cela se pourrait-il ? Toi et moi, pendant cinq ans, avons logé dans la même chambre, partagé tant de repas, porté toutes les deux les mêmes robes – principalement les tiennes. Je n’avais jamais porté de robe avant de m’envoler pour la Russie. Et une fois sur place, je sortais discrètement de toutes les boutiques de robes en baissant la tête : ces robes bon marché, trop larges, au tissu trop raide, dont même les babouchkas ne voulaient pas, aussi tristes que la Russie soviétique de l’époque, que le Hanoi de l’époque, et, j’imagine, comme le Kaboul de l’époque. Je dis bien J’imagine, car tu ne m’as jamais parlé de Kaboul. Tu bavardais à longueur de journée, à propos des cours, de l’université, des amourettes des uns et des autres, mais tu ne m’as jamais dit un seul mot sur Kaboul. Jamais. Je savais que tu venais de là-bas d’après les cartes postales que tu collais sur la tête de ton lit, photos jaunies d’une ville ancienne et sereine, avec ses arbres et ses toitures ocre. Plus tard à Paris, en voyant le film Les cerfs-volants de Kaboul, j’ai eu un sursaut : ta ville avait toujours cet aspect ancien, mais elle avait perdu toute sérénité. Les cimes des arbres avaient été coupées, les toitures ocre éventrées, les murs tachés de sang, les cours d’écoles laissées à l’abandon, les enfants amputés de leurs bras, de leurs jambes… Mais ce qui m’a le plus stupéfaite, c’est d’apprendre que ton pays avait été envahi par les troupes soviétiques, et non pas « aidé » comme la propagande cherchait alors à nous le faire croire. Après le film, j’ai commencé à lire des documents de l’époque. L’effroi m’a rattrapée : les années où tu te trouvais à Pyatigorsk furent en fait les pires années de la guerre en Afghanistan. Les soldats soviétiques contrôlaient les grandes villes et les services administratifs, ils emprisonnaient les insurgés, perquisitionnaient les domiciles… La vérité, c’est que l’on a tendu la main à quelques centaines d’étudiants inoffensifs tels que toi, pour envoyer là-bas des troupes, des tanks et des hélicoptères. Des années après la guerre, j’ai appris que l’armée vietnamienne, après avoir chassé les Américains, les fantoches et tous leurs larbins, était toujours considérée comme l’une des mieux équipées au monde, alors que le pays crevait de faim : au lieu d’importer du riz et du blé pour le peuple, le gouvernement avait fait importer des tanks et des armes afin de livrer une nouvelle guerre, à la frontière sud-ouest. D’après ce que j’ai pu lire en bibliothèque à Paris, notre armée avait envahi et non pas « aidé le frère cambodgien » tel que la propagande des médias de Hanoi nous le faisait croire. Notre gouvernement a également tendu la main à quelques centaines d’étudiants khmers, pour envoyer au Cambodge des troupes, des tanks et des hélicoptères. Comble du hasard : la même année, en 1979, l’armée vietnamienne aida Phnom Penh à éliminer Pol Pot pour installer Hun Sen au pouvoir, un proche de Hanoi ; et l’armée soviétique aida Kaboul à enlever Hafizullah Amin pour établir Babrak Karman, un proche de Moscou.

On peut savoir beaucoup de choses à Paris, en particulier celles qu’il est difficile de savoir dans les lieux-mêmes où elles se sont produites, ces lieux où toutes les formes de liberté d’expression sont tuées dans l’œuf, la littérature en première ligne. Toi et moi avons suivi je ne sais combien d’heures de cours de littératures russe et soviétique, sans avoir jamais entendu parler de Bakhtine, de Soljenitsyne, de Brodski, d’Akhmatova ou de Tsvetaïeva…

Mina, je ne sais pas en ce qui te concerne, mais pour ma part, j’ai fini par comprendre la vie des Russes, de l’autre côté du miroir. Non pas lorsque j’étais en Russie, mais lorsque j’ai quitté celle-ci pour la France. Là, j’ai pris conscience que j’avais passé cinq années dans la plus grande forteresse du communisme.

Paris, le 21 octobre 2017

Mina,

Je t’écris depuis un petit café proche du métro Guy Môquet, où j’attendais autrefois Vinh, tandis qu’il était en rendez-vous pour son travail. Je suis toujours à la même petite table, à côté d’un mur flanqué de mica et de panneaux en contreplaqué. À l’époque, je restais assise là durant des heures, tapant de longues phrases sans queue ni tête et regardant par moments les motifs fleuris du mica, pour éviter de regarder ma montre toutes les minutes en guettant l’arrivée de Vinh. Trois vieillards parlent très fort en portugais à la grande table en face. Deux vieilles dames jouent aux échecs sur la table d’à côté. Le patron, chauve, barbe blanche, chemise ouverte sur son torse, prépare nonchalamment du café derrière son bar. Le serveur, dos courbé, sert les boissons, s’arrêtant à chaque table en débitant quelques phrases décousues. Cathodique semble avoir été conservé dans son jus : le téléviseur, aux couleurs criardes et traversé de sillons noirs, qui diffuse en permanence un match de foot sans le son, les toilettes datant du XIXe avec la chasse d’eau à cordon… Un jour que nous étions venus ensemble, Vinh avait dû s’y rendre de toute urgence. En sortant, il m’a expliqué qu’il bandait comme un âne depuis le taxi et que ça lui faisait un mal de chien. « Tu es terrible, si je vivais avec toi, je n’aurais que la peau sur les os. »

Vinh n’a jamais voulu vivre avec moi. Il disait que s’il pouvait quitter sa femme, il vivrait seul, « infiniment libre ». J’ai écarquillé les yeux. Moi qui croyais que tous les hommes et les femmes de mon pays voyaient la liberté individuelle comme un luxe. Moi qui croyais qu’ils formaient des couples parfaits grâce à la pratique de la résignation. Ah, la « résignation » ! Au Vietnam, depuis des générations, de la noblesse aux gens du peuple, hommes et femmes, vieux ou jeunes, tous se sont emparés de ce mot pour en faire le secret de la réussite. Et nous sommes une société qui a « réussi ». Sur Facebook, un écrivain vietnamien vient de poster toute une série de questions à l’adresse de ses lecteurs : « Est-il encore possible de construire un bâtiment solide dans ce pays ? Et par des promoteurs qui ne soient pas corrompus ? Y a-t-il un cadre du parti qui ne soit pas plein aux as ? La dette publique et les déficits des entreprises d’État seront-ils la corde pour nous pendre ? La pollution nous décimera-t-elle, nous et nos enfants ? Tout est-il en train de se disloquer ? »

Vinh n’a jamais voulu vivre avec moi. Nous n’avions toujours fréquenté que des chambres d’hôtels. Pas les plus grandes ni celles avec la plus belle vue, mais les chambres dotées des meilleurs matelas : une fois que Vinh m’avait fait mon affaire, il roulait sur le côté pour s’endormir comme une pierre. Ainsi, il pouvait récupérer des insomnies chroniques dont il souffrait à Saigon. Pour ma part, je dormais mieux à Saigon qu’à Hanoi : il n’y a pas de haut-parleurs de propagande le matin à Saigon. Vinh, quant à lui, avait sa « radio à domicile », qui hurlait de jour comme de nuit. Je ne sais pas comment Vinh a nommé sa femme dans le répertoire de son téléphone : « Ma radio » ou « mon cœur » ?

L’autre jour sur son blog, mon amie Pema qui est écrivaine et vit à Saigon racontait son émerveillement lorsqu’elle surprit un collègue en pleine conversation téléphonique avec son épouse : elle avait pu lire sur son écran « la femme de ma vie ». « L’amour conjugal est si rare de nos jours, quand je vois un couple amoureux, je me sens si heureuse pour eux », a-t-elle commenté. Les internautes lui sont tombés dessus, se demandant comment pouvait-on être aussi naïve à son âge : les maris infidèles sont de loin les plus généreux en surnoms sirupeux avec leurs femmes. D’autres ont renchéri : ce n’est pas tout, ils cachent aussi leurs maîtresses derrière des surnoms bien « charmants » – tout est bon pour ne pas éveiller les soupçons : « mototaxi », « chauffeur », « jardinier » « cyclopousse » ou encore « baby-sitter » ou « femme de ménage ». Sans oublier les « Cuc la bigleuse », « Truc le castor », « Mai la noiraude », « Lan la gogole », etc. Je t’imagine bien éclater de rire en lisant tout cela, Mina. J’en suis moi-même pliée en deux. La satire est probablement ce que les Vietnamiens font de mieux, mieux encore que la cuisine, la riziculture ou la guerre. La littérature officielle vietnamienne est solennelle comme un salut au drapeau, mais l’humour vietnamien est désopilant et se moque des règles. C’est probablement le seul endroit où nous ne souffrons ni de la censure, ni de l’autocensure, le seul endroit où nous pouvons faire preuve de liberté.

Pema est un cas particulier. La malheureuse est à la fois la plus drôle de toutes mes amies et une incorrigible fleur bleue. Durant trois mois, son amant, un correspondant de guerre, est parti en mission dans les rues ensanglantées de Kaboul. Pour oublier sa hantise de la mort qui pouvait lui tomber dessus à tout instant, elle s’est consolée dans les bras d’un solide jeune homme, un architecte italien au visage de saint, complètement fou d’elle et incapable de manger de la chair animale tant il désirait sa chair à elle. Quand elle l’aperçut au bord de la piscine à débordement de l’hôtel « À la carte » de Da Nang, elle en fut éblouie, comme devant une œuvre de Michel-Ange. Elle fit exprès de laisser tomber ses lunettes dans l’eau et le regarda plonger pour les lui repêcher. C’était le corps d’homme le plus parfait qu’elle avait jamais vu, et probablement qu’elle verrait jamais, même dans le cinéma hollywoodien.

Ses épaules, son torse, ses hanches, ses cuisses, ses abdominaux, sa peau – tout était gonflé et doré sous la lumière du splendide coucher de soleil tropical, sur l’eau émeraude qui s’étendait jusqu’à l’horizon. « Qui pourrait se contenir devant un tel mets ? » m’avait dit Pema. Elle ne savait pas s’il avait des sentiments pour elle, s’il était venu au Vietnam avec sa femme ou une compagne, ni même s’il aimait les femmes. Mais ce corps d’homme parfait, presque nu, avait envahi son esprit. Toute la nuit, plongée dans un bain glacé pour tempérer ses ardeurs, elle partit à la dérive entre passion et lucidité, rêve et réalité. Elle tomba enfin de sommeil au petit matin, pour être aussitôt réveillée par de petits coups toqués contre la porte de sa chambre. Elle eut tout juste le temps de lâcher un soupir avant de distinguer les larges épaules du jeune homme sous son peignoir. Lui aussi eut tout juste le temps de lâcher un soupir avant de distinguer les seins de Pema dans le décolleté de son peignoir.

C’était le dixième jour sans nouvelle de son journaliste de Kaboul. Le nom de l’hôtel, « À la carte », était inapproprié à sa situation car Pema n’avait pas le choix : son correspondant de guerre était son plat principal et le jeune homme au corps parfait était son dessert. C’était de l’ironie pure : plus elle avait envie de son plat principal, plus elle devait se gaver de dessert. Dans le lit, ils ont prié pour Kaboul. Elle dans sa foi bouddhique, lui dans sa foi catholique. Mina, personne ne peut imaginer que dans cet hôtel au bord de l’océan Pacifique, il y eut un jour deux corps beaux et vigoureux qui après l’amour se dessoudèrent pour demander à Bouddha et à Dieu que le sang cesse de couler dans Kaboul, où aucun d’eux n’avait jamais mis les pieds.

Pendant ces trois mois étranges, Pema se perdait dans Saigon dès qu’elle sortait de chez elle. Son esprit tout entier était tourné vers Kaboul. Elle pouvait identifier sur une carte de l’Afghanistan des centaines d’autoroutes, de carrefours, de places, de centres commerciaux, de cinémas, de marchés, d’écoles, de temples, d’hôpitaux, de parcs, de musées, de restaurants, de mairies, de coiffeurs, de studios photo… Sans connaître le pachto, il lui suffisait de regarder à peine quelques fois les mots pour s’en souvenir, comme si elle était née à Kaboul dans une vie antérieure, comme si elle avait grandi là-bas, comme si elle y avait rencontré le correspondant de guerre.

Pema n’avait plus le sentiment de vivre à Saigon mais à Kaboul, une ville irréelle où la mort rôde à chaque coin de rue, à toute heure du jour, où les âmes errantes cherchent leurs corps dans des chambres aux matelas troués par les balles. Dix fois par jour, elle lisait les nouvelles de la capitale afghane, elle collectait quelques noms de lieux, les cherchait sur la carte, et laissait son imagination faire le reste en ajoutant des objets, des sons, des odeurs, des couleurs, des paysages, et au milieu de tout cela, son correspondant de guerre, grand et maigre, courait dans tous les sens muni de son attirail. Parfois elle imaginait un obus pulvérisant juste derrière lui le dernier mur de la dernière salle de classe de la dernière école du quartier de Char Qalar. L’odeur des livres et des cahiers brûlés ne lui était pas étrangère : petite, elle avait vu les femmes de sa famille brûler toute leur bibliothèque de littérature et de philosophie occidentales sur le toit-terrasse de la maison afin de faire disparaître toute trace de leur passé de « petit-bourgeois intellectuel ». Pema disait que durant ces trois mois, l’odeur de brûlé de Kaboul avait pénétré les pages des journaux qu’elle lisait, envahi son petit appartement, lui provoquant des nausées soudaines. Elle disait que durant ces trois mois, elle n’avait pas pu toucher à la viande, peut-être parce qu’elle se « gavait » un peu trop souvent de son jeune architecte, pour se donner la force d’attendre son amant.

Ce midi, alors que la mosquée Bakir-al-Olum était la cible d’un attentat causant la mort de 28 personnes, je lui ai téléphoné à Saigon. Elle a dit que c’était épouvantable. Toute une partie de sa rue embaumait le durian, mais dès que son amant est rentré de Kaboul, l’odeur de la guerre a tout éclipsé. Tout son attirail, les milliers de photos qu’il avait prises, les milliers de lignes qu’il avait écrites, tout sentait la guerre et les morts. Elle est remontée chez elle en courant, en claquant la porte. Elle a dit, comment faire l’amour avec quelqu’un qui a vécu trois mois dans une gigantesque morgue à ciel ouvert ? Comment ne pas penser à ces trois mois, où chaque jour il sentait l’odeur des morts, mangeait, buvait, travaillait, pensait, dormait, rêvait et pensait à elle, tout cela à côté des cadavres en décomposition. Elle avait compris alors, pourquoi durant tout ce temps, elle n’avait rien pu écrire de valable, même les lettres qu’elle lui écrivait avec le plus grand soin. C’étaient les lettres d’amour les moins douces qu’elle ait écrites, bien qu’elle ait pensé à lui à chaque minute, de la façon la plus douce qui soit. Pema me les a lues. Elle commençait toujours par parler de la pluie, comme si elle cherchait à consoler ou à provoquer son amant, qui se trouvait dans une ville où à longueur d’année, hiver comme été, le bon Dieu ne fait jamais tomber la moindre goutte de pluie : Kaboul.

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